02 février 2019 : 18:38
La Folle Journée donne la parole aux jeunes #2
« Carnets de voyage »
Par François Hamon
Comme chaque année depuis 1995, le festival de musique classique nous donne une fois de plus rendez-vous. En 2018, le thème « vers un monde nouveau » portait sur l’exil et les compositeurs qui furent forcés de quitter leurs pays. L’édition 2019 s’intéressera cette fois-ci au « carnet de voyage ».
Si cette année l’idée d’aventure, de découverte reste de mise, le voyage n’est plus seulement abordé en tant que départ, en tant que ce qui nous emporte, voir nous arrache. En effet, le thème du « carnet », ouvre sur la dimension plus positive du voyage comme retour, comme ce qu’on en rapporte et ce qu’il nous apporte. Mais où la musique prend-elle place au sein de ce thème ? Est-elle l’origine ou le fruit de ces itinérances ? Le « voyage » ou le « carnet » ?
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Cette année se consacre « à tous ces compositeurs qui ont créé des œuvres intemporelles à l’occasion de leurs voyages » expliquait René Martin, le directeur artistique, lors de la présentation de l’événement à la presse. Si l’on se réfère à ce propos, l’édition 2019 porterait donc davantage sur l’œuvre comme produit de ces itinérances.
Lorsqu’on emploie le terme de « classique » pour parler de musique « savante », on appuie l’idée qu’elle mérite d’appartenir à la culture générale, et donc d’être enseignée dans des classes (par opposition à une œuvre ou un auteur mineur). Pourtant, il semble que ce soit souvent davantage à travers leurs voyages que les compositeurs influents ont parfait leur formation et trouvé l’inspiration …
Il suffit de se pencher sur la vie d’un des théoriciens les plus influents de l’histoire de la musique, Jean-Philippe Rameau, qui ne s’est installé définitivement à Paris qu’à l’âge de 40 ans, pour en trouver une parfaite illustration. On peut également penser à la tournée Européenne du Jeune Mozart, qui lui fit découvrir le piano-forte et l’Opéra Italien, à celle de Ravel aux États-Unis, qui lui inspira des œuvres aux influences Jazz, ou encore à Dvořák et sa célèbre symphonie Du nouveau monde, composée alors qu’il travaillait comme directeur du Conservatoire de New York.
Mais il arrive également qu’un artiste voyage non pas pour s’inspirer, mais transmettre, comme dans le cas, plus récemment de Ravi Shankar, sitariste ayant grandement participé à la vulgarisation de la musique indienne en Occident.
Que l’on donne ou que l’on reçoive, le voyage est donc ce qui apporte, mais aussi ce qui rapporte. Certes, l’enrichissement n’est pas toujours uniquement d’ordre artistique … Il est assez drôle de voir, par exemple, comment dans Notes d’un musicien en voyage, Jacques Offenbach témoigne de la triste nécessité matérielle d’entamer sa tournée américaine, bien loin de la vision idéalisée d’un artiste en quête d’inspiration : « je n’irais pas volontiers en Amérique […] mais, enfin, le cas échéant, ainsi que je l’entrevois, j’irais sans répugnance ».
Il peut d’ailleurs être bon de rappeler ici que la distinction entre artisan et artiste ne fut pas de toute éternité et que longtemps le musicien n’a fait que répondre à des commandes : qu’il soit génie ou simple ouvrier, ce dernier a toujours été forcé, pour vivre de son art, d’aller là où se trouvait la demande. Le carnet de voyage d’un musicien, c’est peut-être d’abord son carnet d’adresse.
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Mais bien que La Folle Journée semble se pencher prioritairement sur la vie des auteurs, le lieu du voyage ne pourrait-il pas se trouver au sein même de l’œuvre musical, au-delà d’une compréhension strictement géographique du mot.
En effet, ne serait-ce que dans les termes servant à la décrire, on note une véritable spatialité dans la théorie musicale. On parle de « haut » et de « bas » pour caractériser les notes graves ou aigus, de « longueur » pour désigner ce qui dure, de « marche harmonique » pour désigner le procédé de reproduction d’un même dessin sur différents degrés, etc …
Le praticien aussi lorsqu’il exécute une œuvre associe les notes qu’il doit jouer à la manière de placer ses doigts sur son instrument, et à force, associe inconsciemment les sons à l’espace.
D’ailleurs, ne serait-ce que le fait de parler de son plutôt que de note, c’est inclure la musique dans un espace physique davantage que dans un espace théorique. Elle est alors ce qui sort de l’instrument et envahit la pièce.
Une œuvre exemplaire dans l’utilisation de cette spatialité physique pourrait être le Pavillon Philips, conçue pour l'exposition universelle de Bruxelles en 1958 par Xenakis. Ce pavillon en béton armé était constitué de manière à obtenir une acoustique caverneuse offrant aux spectateurs une expérience spatialisée de la musique, composée par Varese et diffusée par des hauts parleurs. On avait alors la possibilité de voyager au sein même de l’œuvre, au sein d’une architecture autant physique que sonore.
Aujourd’hui, on retrouve cette architecture dans la musique enregistrée. La technologie, de plus en plus performante, permet une gestion très précise des effets de profondeurs, avec des outils de réverbération, mais aussi de compression des signaux sonores qui permettent d’obtenir une impression de forte présence de tel ou tel instrument (« in your face »).
La spatialisation du son en format stéréo est même devenue assez codifiée. On retrouve par exemple les percussions et la voix soliste au centre, et les autres instruments, placés plus ou moins à gauche ou à droite.
Cet art des sons fixés a été initié par Pierre Schaeffer, qui forma en 1948 le concept de « musique concrète », par opposition à la musique dite « abstraite », c’est à dire écrite, celle qui ne fait pas l'expérience du résultat sonore pour composer. Cet art également appelé « acousmatique » est permis par le support du son. L’aventure créatrice n’a donc pas lieu hors, mais au sein même de l’œuvre, la sensibilité du créateur lui dictant les détails de son travail au fur et à mesure qu'il l’entend.
C’est aussi dans la capture des sonorités qui l’entoure que désormais l’auteur peut faire acte de création, voyageant lui-même au quotidien parmi une foule de matériaux potentiels pour son œuvre. Sa production musicale devient alors son véritable « carnet de voyage », comme autant de traces des paysages sonores rencontrés. On peut prendre pour exemple, les 4 morceaux en forme de promenade de Luc Ferrari, dont tous les sons concrets ont été enregistrés en Sicile au mois d’août 2003.
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Mais on ne peut réellement aborder le thème du « carnet de voyage » sans en souligner la dimension écrite, et donc évoquer le rapport qu’entretient la musique à l’écriture.
On peut tout d’abord penser à la forme de notation propre à la musique, c’est à dire celle qu’on déchiffre sur une partition. Celle-ci pourrait être apparentée à un itinéraire, un guide précédant l’exécution d’une œuvre.
Cependant, si l’on considère le voyage en tant qu’aventure, le thème nous invite aussi à nous pencher sur la place de l’imprévu dans l’œuvre musicale. Hors, la partition étant ce qui fixe, voir ce qui fige, l’associer au « carnet de voyage » semble poser une certaine difficulté.
Certes, le problème pourrait également se poser concernant l’enregistrement, qui immobilisant à jamais une œuvre, lui arrache aussi sa spontanéité. Cependant, contrairement à la partition, la capture sonore, se trouve de fait en aval et non en amont de l’exécution de l’œuvre, et correspond alors davantage à l’idée du carnet comme ce qu’on rapporte, ce qu’on retient.
Concernant l’écriture, c’est plutôt la critique musicale qui jouerait alors ce rôle du retour, dans le sens, cette fois-ci, d’un retour réflexif sur l’interprétation d’une œuvre.
L’interprétation, quant à elle, serait le lieu du voyage, où plutôt l’instant du voyage, en tant qu’elle inscrirait dans le temps l’œuvre préalablement inscrite sur partition, comme une seconde écriture active à partir d’une écriture figée.
Mais le rapport de la musique à l’écriture, c’est aussi, et avant tout, celui de la musique à la littérature. Avant que l’on puisse envisager d’écouter une œuvre musicale pour elle-même, ce fut le texte qui longtemps lui servit de justification. À la naissance de l’Opéra, la musique n’avait pour fonction que de servir le texte, venant simplement rehausser l’expression de la langue, comme par exemple dans La plainte d’Ariane de Monte Verdi. Encore une fois, l’écriture joue ici le rôle d’une sorte d’itinéraire.
Mais l’écriture ne peut-elle pas influencer autrement la création musicale ?
Reprenons l’exemple de la symphonie Du nouveau monde de Dvořák. Pour en composer le 2ème et 3ème mouvement, ce dernier s’est inspiré du poème Le Chant de Hiawatha de Henry Wadsworth, qui raconte la vie d'un Indien du nom de Hiawatha.
Le poème, ici en tant que récit retraçant le parcours de toute une vie, devient le lieu du voyage, et la musique qui s’en inspire, comme une sorte de retour rétrospectif sur l’expérience de cette aventure littéraire, ne deviendrait-elle pas alors une sorte de carnet ? Un moyen de rapporter une expérience et d’en conserver une certaine trace ?
Un carnet de voyage n’est évidemment pas que le rapport d’expériences vécues, c’est aussi le rapport à soi, le lieu où l’on s’écrit. Le carnet se rapprocherait alors d’un journal intime, d’un ensemble de confidences. Le carnet de voyage du musicien romantique, pourrait alors être tout simplement l’ensemble de ces compositions …
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Plus généralement, si les auteurs majeurs sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui, c’est grâce à la trace qu’ils ont laissée, grâce à leurs compositions.
L’histoire de la musique, si elle devait n’être retracée qu’à travers des œuvres, pourrait être perçue comme un immense carnet de voyage, où chaque grand musicien a inscrit son souvenir.
Ce week-end, c’est quelques feuilles de ce carnet que nous aurons la chance de parcourir à nouveau.